Victor Hugo - Abîme - L`HommeVictor Hugo - Abîme - L`Homme
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Je suis l`esprit, vivant au sein des choses mortes.
Je sais forger les clefs quand on ferme les portes ;
Je fais vers le désert reculer le lion ;
Je m`appelle Bacchus, Noé, Deucalion ;
Je m`appelle Shakspeare, Annibal, César, Dante ;
Je suis le conquérant ; je tiens l`épée ardente,
Et j`entre, épouvantant l`ombre que je poursuis,
Dans toutes les terreurs et dans toutes les nuits.
Je suis Platon, je vois ; je suis Newton, je trouve.
Du hibou je fais naître Athène, et de la louve
Rome ; et l`aigle m`a dit : Toi, marche le premier !
J`ai Christ dans mon sépulcre et Job sur mon fumier.
Je vis ! dans mes deux mains je porte en équilibre
L`âme et la chair ; je suis l`homme, enfin maître et libre !
Je suis l`antique Adam ! j`aime, je sais, je sens ;
J`ai pris l`arbre de vie entre mes poings puissants ;
Joyeux, je le secoue au-dessus de ma tête,
Et, comme si j`étais le vent de la tempête,
J`agite ses rameaux d`oranges d`or chargés,
Et je crie : " Accourez, peuples ! prenez, mangez ! "
Et je fais sur leurs fronts tomber toutes les pommes ;
Car, science, pour moi, pour mes fils, pour les hommes,
Ta sève à flots descend des cieux pleins de bonté,
Car la Vie est ton fruit, racine Éternité !
Et tout germe, et tout croît, et, fournaise agrandie,
Comme en une forêt court le rouge incendie,
Le beau Progrès vermeil, l`oeil sur l`azur fixé,
Marche, et tout en marchant dévore le passé.
Je veux, tout obéit, la matière inflexible
Cède ; je suis égal presque au grand Invisible ;
Coteaux, je fais le vin comme lui fait le miel ;
Je lâche comme lui des globes dans le ciel.
Je me fais un palais de ce qui fut ma geôle ;
J`attache un fil vivant d`un pôle à l`autre pôle ;
Je fais voler l`esprit sur l`aile de l`éclair ;
Je tends l`arc de Nemrod, le divin arc de fer,
Et la flèche qui siffle et la flèche qui vole,
Et que j`envoie au bout du monde, est ma parole.
Je fais causer le Rhin, le Gange et l`Orégon
Comme trois voyageurs dans le même wagon.
La distance n`est plus. Du vieux géant Espace
J`ai fait un nain. Je vais, et, devant mon audace,
Les noirs titans jaloux lèvent leur front flétri ;
Prométhée, au Caucase enchaîné, pousse un cri,
Tout étonné de voir Franklin voler la foudre ;
Fulton, qu`un Jupiter eût mis jadis en poudre,
Monte Léviathan et traverse la mer ;
Galvani, calme, étreint la mort au rire amer ;
Volta prend dans ses mains le glaive de l`archange
Et le dissout ; le monde à ma voix tremble et change ;
Caïn meurt, l`avenir ressemble au jeune Abel ;
Je reconquiers Éden et j`achève Babel.
Rien sans moi. La nature ébauche ; je termine.
Terre, je suis ton roi.
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